La CAQ n'aime pas la ville de Québec
La dernière tentative de la CAQ de saboter le tramway de Québec fut cette idée de le soumettre à une « acceptabilité sociale à 50% + 1 ». Il n’en n’est rien resté lorsqu’est venu le temps du décret, mais venant de la part d’un gouvernement qui entretient un rapport spécial avec les mots - comme tous les gouvernements du reste, mais celui-là est vraiment spécial - il vaut la peine d’examiner la proposition. Elle met en jeu deux syntagmes devenus des lieux communs de la langue politique québécoise qui, sous couvert de grosbonsens qui devrait rallier tout le monde, cachent les modalités de la guerre culturelle du régime caquiste.
1. De l’acceptabilité sociale
L’acceptabilité sociale, la consultation rapide d’un ouvrage sur le sujet le confirme, est un concept sans définition fonctionnelle qui sert à désigner les conflits dans les communautés lorsque s’y présente un projet de marde. Le livre évoque notamment les projets avortés de ports méthaniers à Lévis et Cacouna, le projet de pipeline Énergie Est, la mine d’or à ciel ouvert de Malarctic, les forages exploratoires de gaz de schiste en Gaspésie, le Plan Nord de manière générale…
Tous ces projets ont en commun d’être extractivistes et colonialistes, en violation complète des impératifs écologiques d’aujourd’hui, notamment en matière de réductions des énergies fossiles et de préservation des habitats naturels ; de devoir compter sur des approbations gouvernementales pour siphonner des ressources naturelles et publiques au profit d’entreprises privées souvent délocalisées ; et d’ainsi très peu profiter à la collectivité puisque ces entreprises paient des redevances et des impôts dérisoires -
mais hey, elles vont créer des jobs et c’est donc bon pour l’économie et les travailleurs vont payer des impôts faque c’est bon pour le gouvernement parce qu’il n’y a rien de plus docile qu’une population qui travaille pour payer ses services pendant que les richesses naturelles et financières gonflent les portefeuilles des actionnaires et c’est quand les travailleurs travaillent et que les profiteurs profitent qu’on dit que l’économie va bien et quand elle va bien c’est que le bien est réalisé
- et c’est à ce moment qu’on jette les collectivités concernées les unes contre les autres, qu’on divise ce qui était uni, ceux qui veulent le travail et l’économie et ceux qui veulent la beauté et la tranquillité, et que se mélangent et s’opposent, selon les termes du livre, « les faits et les opinions; la rigueur et les émotions; la majorité et la minorité; le conflit et la paix sociale; ce qui compte et ce qui se compte »…
Il est troublant de voir que dans un État comme le nôtre, qui vit de l’exploitation honteuse de ses richesses naturelles, le concept flou d’acceptabilité sociale est devenu le dernier rempart de la protection environnementale. Le gouvernement n’ayant visiblement rien à crisser de la nature, du territoire ou des générations futures (ou actuelles, han, faudrait arrêter de penser que parce que ça va être pire plus tard, c’est correct aujourd’hui), les projets qui en violent l’intégrité sont laissés au jugement des populations concernées : qu’elles s’arrangent entre elles, et si ça chie au point de nuire politiquement, on reculera….
Bon, ça n’a pas empêché la CAQ de hausser, le même jour où elle parlait d'acceptabilité sociale, de cinq fois la norme quotidienne de nickel toléré dans l’air pour permettre expressément au Port de Québec de continuer ses transbordements de vrac et ainsi d’envoyer ses poussières cancérigènes dans les poumons des résidents de Limoilou, eux qui luttent contre ça depuis des décennies, maintenant avec l’appui unanime des partis représentés à l’hôtel de ville, des directeurs régionaux de la santé publique, et donc manifestement sans acc…
Excusez. On est rendu loin du tramway, han ?
C’est parce que ça n’a pas rapport.
Accoler le syntagme acceptabilité sociale au projet de tramway est un contresens. On parle d’un projet collectif, financé par des fonds public, aux vertus environnementales évidentes, expressément pensé au bénéfice des générations futures, et qui est réclamé à grands cris par une vaste déclinaison de groupes aux intérêts parfois divergents - les étudiants comme les aînés, la mairie et les partis d'opposition, les environnementalistes comme les gens d’affaires - mais enfin d’accords sur une chose : on a besoin d’une mobilité moderne. Dans ce renversement complet de perspective, on demande à des intérêts privés de venir saboter un projet public ; car il est impossible de voir, dans cette sortie, autre chose qu’un appel à la mobilisation des plus farouches adversaires du projet de tramway honni par la CAQ.
Les fucking radios poubelles.
2. Du 50% +1
Ça sonne référendum, right ?
Vous n’avez pas entendu autre chose que référendum, n’est-ce pas ?
Bon, ça peut aussi être un sondage. Ou des sondages, au besoin.
C’est une excellente manière de fabriquer de l’opinion publique. Comme disait Coluche « les sondages, c'est pour que les gens sachent ce qu'ils pensent. »
Plus savamment, Pierre Bourdieu faisait remarquer que l'effet fondamental du sondage est de « constituer l'idée qu'il existe une opinion publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible. » Il précisait :
Les problématiques qui sont proposées par les sondages d'opinion sont subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande très fortement à la fois la signification des réponses et la signification qui est donnée à la publication des résultats. Le sondage d'opinion est, dans l'état actuel, un instrument d'action politique ; sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l'illusion qu'il existe une opinion publique comme sommation purement additive d'opinions individuelles ; à imposer l'idée qu'il existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l'opinion moyenne. “L'opinion publique” qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous la forme de pourcentages, cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l'état de l'opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l'état de l'opinion qu'un pourcentage.
Il y a, dans le discours de la CAQ, une obsession de la majorité.
Cette majorité est double. Elle est d’abord parlementaire, et correspond au fait que la CAQ, aux dernières élections provinciales, a remporté le plus de sièges à l’assemblée nationale, ce qui lui permet ainsi d’imposer son programme en remportant tous les votes par défaut. On pourrait dire qu’il ne manque pas d’ironie à ce qu’un parti qui a remporté 37% des votes gouverne avec 100% du pouvoir et demande à ce qu’on applique à un projet - et seulement celui-là, pas le REM, pas le troisième lien, pas nimporte quoi d’autre - un barème auquel il serait incapable de se mesurer lui-même, à moins de faire une alliance avec un autre parti après une hypothétique réforme du mode de scrutin - sur laquelle il s’est bien sûr empressé de choker.
Mais la droite contemporaine a tué l’ironie.
Autrement, la majorité caquiste est celle que lui donnent les sondages à la petite semaine. Toute politique parlementaire est susceptible d’être validée par la force du nombre : les gens sont pour. Il y a donc une boucle de rétroaction entretenue entre la majorité parlementaire et la majorité de l’opinion. La CAQ ne gouverne pas selon les sondages : les sondages la gouvernent. Cela a le bénéfice marginal de dédouaner le parti au pouvoir de ce qu’il fait de politique : ses élus ne sont pas imputables parce qu’ils sont le reflet de la majorité, et la majorité ne peut pas se tromper puisqu’elle est majoritaire. Roland Barthes le disait, la tautologie est la figure fondamentale de la pensée petite-bourgeoise.
La majorité caquiste est un instrument de domination. Elle s’oppose, implicitement et parfois explicitement, aux minorités. La première est singulière, les deuxièmes sont plurielles. La majorité est un ensemble vaste aux contours flous, les minorités sont fragmentées et poussées dans leurs retranchements. Elles sont à l’image des partis d’opposition auquel fait face la CAQ à l’Assemblée nationale : nombreuses, disparates, aux intérêts multiples. Les minorités politiques sont toujours réduites au rang de groupuscules ou groupes de pressions ; quant aux minorités ethniques, elles sont ontologiquement coupables de ne pas s’intégrer, malgré toutes les démonstrations contraires.
3 . De la guerre culturelle.
On a eu une bonne illustration de ceci dans l'impressionnante brochette d’intervenants lors de la soirée de mobilisation en faveur du tramway. On a eu droit aux représentants de six partis municipaux et provinciaux différents ; des chambres de commerces locales; d’associations étudiantes et de droits des aînés; des conseils de quartier; des groupes de femmes et d’autres pour la défense des personnes à mobilité réduite; des organisations citoyennes et / ou écologistes; même la joujouthèque est venue, et pas mal d’autres.
Et qu’est-ce que la CAQ lui oppose ?
L’hostie de majorité silencieuse.
Elle a pourtant d’étranges et puissants porte-voix, cette « majorité ». Le même soir, Éric Duhaime s’auto-investissait comme candidat dans Chauveau devant 500 personnes et tout le fond de tonne conservateur : Josée Verner, Claire Samson, l’ex-comédienne et néo-conspi Anne Casabonne, le sénateur Pierre Hugues Boisvenu, etc. Duhaime est pratiquement tous les jours à Radio X, où il excite les passions les plus basses. Selon toute apparence, il se fait faire des sondages par des compagnies pétrolières, qui en tout cas lui en coulent les résultats avant de les rendre publics. Il est réseauté dans tous les cercles conspirationnistes dont les groupes sur les réseaux sociaux sont si actifs qu’ils laissent penser qu’il n’y plus qu’eux qui trouvent ça encore intéressant, facebook.
On peut penser que la CAQ s’est résignée à signer les décrets sans condition quand elle a compris qu’elle allait se brûler entre les deux feux qu’elle tentait de rallumer. Elle n’a pas le centre-ville et sent les banlieues glisser vers les coucous, elle n’est ni pour ni contre le tramway bien au contraire, alors même qu’elle remet de l'essence sur les braises de la guerre culturelle anti-transport en commun qui va profiter à l’une ou l’autre des factions dont elle ne fait pas partie. Son aversion pour le tramway remonte à l’époque où elle était la chouchou des radios, mais au moins pour l’une d’entre elle, les temps ont changé.
La CAQ maintient sur la scène provinciale des divisions entre centre-ville et banlieue qui structuraient autrefois la politique municipale, mais qui sont maintenant obsolètes. Les premières couronnes sont maintenant intégrées à la ville-centre et ne votent pas de manière différente ou autonome ; le seul parti municipal anti-tramway a gagné quatre sièges sur 21 au conseil municipal, avant de voir son chef démissionner et un conseiller rejoindre l’équipe du maire. Elle est, ici comme ailleurs, un parti dépassé.
Il est assez étonnant de voir combien les plus farouches opposants au tramway dans la CAQ, à part l’inepte ministre des transports, sont tous dans la première couronne des banlieues de Québec. Jonathan Julien, député de Charlesbourg, dont le parti aura privé ses électeurs d’une ligne du tramway au profit de Beauport juste pour montrer à Régis c’était qui le boss ; Geneviève Guilbault, dans Sainte-Foy / Cap Rouge, dont les résidents pourront se rendre plus rapidement à l’université et au centre-ville, est incapable de dire qu’elle appuie le projet ; Éric Caire, zélote convaincu du troisième lien, dont l’effet le plus direct serait d’amener 55000 chars de plus sur le réseau routier de la rive-nord alors qu’il est, selon ses dires, congestionné.
Qui traite ses commettants d’aussi vile manière ?
Il faut se rendre à l’évidence.
La CAQ n’aime pas la ville de Québec.