Les larmes de Bernard Drainville
Ça s’en venait long.
Mais quelle finale !
Bernard « lâchez-moi avec les GES » Drainville, ce journaliste radio-canadien devenu politicien péquiste devenu animateur de radio-poubelle devenu politicien caquiste, une version incarnée de l’expression tomber de charbyde en scylla, et qui, après avoir littéralement fui les journalistes la veille au pas de course, expie sa médiocrité et son opportunisme par des pleurs de crocodiles dans les couloirs de l’assemblée nationale, et devant le crucifix patrimonial de la catho-laïcité avec ça, avant de claquer la porte durant la période de question en fin de journée après avoir été piqué par l’opposition.
Éric Caire, un des ministres les plus buté idéologiquement et limité de manière générale, ancien chouchou des radios-poubelles qui le conspuent aujourd’hui, ardent défenseur du troisième lien même si pas un de ses électeurs de la lointaine banlieue nord de la ville n’allait en profiter, qui avait promis de démissionner si le projet n’était pas mis en branle durant un premier mandat, lui qui voulait révoquer les politiciens qui n’honorent pas leurs promesses et qui, acculé au pied du mur par des journalistes, finit par dire qu’il va rester en poste parce que ses électeurs « sont en droit de s'attendre à ce que leur député prenne la meilleure décision en fonction de leurs intérêts », confondant manifestement le leur et le sien.
Geneviève Guilbault, la femme à tout faire de la ménagerie caquiste, envoyée toute seule au batte, avalant les couleuvres pour tous ses collègues masculins absents, parce que disait-elle ils vivaient de grosses émotions les pauvres titpits, flanquée seulement de gros cartables qui contenaient peut-être les fameuses études tant attendues et qu’on ne lira pas finalement puisqu’elles ne disaient pas ce qu’on voulait qu’elles disent, enfin le boutte de la marde fut quand même qu’on l’a contrainte à défendre un projet de transport collectif que son parti n’a manifestement pas l’intention de mener à terme, allant jusqu’à dire qu’elle espère que les gens délaisseront leur voiture, genre, on en demandait pas tant ?
CHOI Radio X, la dernière radio-poubelle standing, celle de qui le mal est venu, c’était son projet d’abord et avant tout, ses autocollants et sa campagne promotionnelle de 2016, qui découvre avec stupeur que les politiciens qui se collent à ses priorités sont des menteurs et des fourbes, alors que comment dire, c’est définitivement pas l'imputabilité qui caractérise cette station qui a chié sur tout le monde et sa soeur et qui a monté des ballounes telles qu’on a lui a construit une amphithéâtre pour une équipe de hockey qui n’existe pas, et qui maintenant pète un câble comme si ses animateurs avaient l’air de croire réellement à la balloune politique qu’ils avaient soufflée et qui leur pétait en pleine face.
Éric Duhaime, le dernier des chafouins de la politique, dont la seule franchise est d’être prêt à dire et faire n’importe quoi pour être élu, qui a fait son beurre à la radio comme au pcq en faisant accroire qu’il parle au nom d’un fantomatique « vrai monde » alors que vraiment le seul rapport qu’il entretient avec celui-ci en est un d’abuseur, lui qui n’a jamais travaillé de ses mains, n’a jamais été pogné dans le trafic, vit au centre-ville - il se plaignait que catherine dorion était sa députée, genre fucking lol ! - éric duhaime donc, qui désormais campe dans les studios de choi à titre d’invité permanent, et qui s’en va dire qu’il attend que Caire démissionne pour qu’il puisse prendre sa place, no luck éric, l’autre éric s’en va pas, t’en as trouvé un aussi croche que toi !
François Legault… absent ?
Gilles Lehouillier…. hahahahahahaha !!!! … se sent en « colère », « estomaqué », « sidéré », « trahi », on va lui donner ça il a un assez bon dictionnaire de synonymes, lehouillier qui s’en va rappeler que drainville et biron et legault lui avaient pourtant promis qu’ils lui feraient son tunnel à lui - parce que c’était juste à lui n’est-ce pas, cette bebelle était une affaire de rive-sud, les gens de québec n’avaient strictement rien à gagner d’avoir des dizaines de milliers de chars de plus, l’air qu’ils respirent est déjà une soupe toxique comme vient de le rappeler la santé publique - lehouillier enfin qui donc avait vraiment l’air de croire que ça se ferait le troisième lien, on appelle ça comment, un politicien qui croit ce que disent les politiciens ?
Depuis près de dix ans maintenant, le feuilleton du troisième lien est en cours à Québec et, malgré quelques longueurs, il vient de trouver sa résolution dans une finale grandiose, digne d’une tragédie grecque, avec des cris, des larmes, de la colère, des revirements, des trahisons, des morts symboliques, une expiation publique de péchés capitaux, voyez ce que font le mensonge et la vénalité, ne les imite pas, public, ils sont là à titre de représentation, pour que tu vives tes passions à travers eux, c’est la catharsis, ça s’effondre sur la scène et suivant exactement le chemin inverse des personnages devant toi, tu en sortiras plus humain et grandi moralement.
Ce fut un câlisse de bon show.
Je suis totalement satisfait.
10 /10.
Cette fois c’est terminé. Le troisième lien est mort.
Quoi que vous en pensiez, il a bel et bien vécu, j’en suis témoin.
Pendant cinq ans, j’ai suivi le feuilleton, je me suis empiffré de troisième lien, cette lubie absurde et grandiose qui ne pouvait venir que de ma ville. J’ai commenté la chose sur internet, participé à des manifs, pris la parole lors de rassemblements, été insulté sur les ondes de la radio-poubelle, publié un livre sur le sujet. Je ne sais plus à quel degré d’ironie j’étais rendu quand j’ai moi-même fait campagne contre celui-ci lors d’une élection où j’étais candidat, mais comme tout le monde, je me suis bien amusé.
C’est juste pas clair si les autres prenaient vraiment ça au sérieux.
Bien entendu, la CAQ ne fera pas plus un tunnel pour le transport en commun que pour les automobiles. Personne n’en veut, ni à gauche, ni à droite. On n’en connaît ni le coût, ni le tracé, ni l’échéancier, ni son mode de transport. C’était l’affaire d’une journée, pour détourner un peu l’attention, pour amortir le choc. La CAQ fait de son mieux dans la situation : elle se débarrasse de son épine dans le pied et renverse la guerre culturelle. Les radios-poubelles et leurs pendants politiques, qui n’aiment rien tant que de trasher le transport collectif, auront au moins ça comme prix de consolation.
Mais probablement pas pour longtemps. On ne voit pas que la CAQ fera quoi que ce soit d’autre pour ce projet de transport collectif que de l’annoncer. Elle va laisser ça mourir et personne ne va en redemander. C’est bien fini, et quand on parlera dorénavant du troisième lien, ce sera à titre de souvenir, avec un rire nerveux devant l’absurdité et l’énormité de ce qu’il fut, et la seule question, un peu mystifiante, qui intéressera les historiens, ce sera : coudonc, c’était quoi, le troisième lien ?
La réponse longue est que ce fut un objet discursif et politique. Une campagne promotionnelle des radios-poubelles. Une absurde bébelle électorale de politiciens populistes. Mais aussi un fantastique trésor d’archéologie sociale, une traversée des discours, un mythe barthien. Je ne vois pas quoi dire d’autre là-dessus que ce j’écrivais en conclusion de mon livre Ils mangent dans leurs chars :
Le troisième lien était là pour révéler les caractères de la ville de Québec, ses lignes de fractures, ses passions enfouies. Il a été le miroir de ses rêves de grandeur, et la mesure, un temps, de son influence sur le Québec entier. Ce miroir a aussi réfléchi la petitesse du personnel médiatique et politique qui s’est agité devant, mais tout le monde s’est bien payé. Le troisième lien a été le hochet avec lequel on s’est diverti pour oublier à quel point la vie est devenue pourrie dans le turbo-capitalisme. Il a permis à tout le monde d’être expert en quelque chose et de s’exprimer avec certitude sur les réseaux sociaux. Il a été un autre épisode – un bon – de la guerre culturelle menée par les radios qui cherchent déjà quelque chose d’autre à manger.
La saga du troisième lien contient tous les aspects fondamentaux de la condition humaine occidentale contemporaine : elle parle de notre mal-être dans notre vie et notre territoire, de notre rapport maladif au travail et à la consommation, de la crise des médias rongés par le règne de l'opinion et du clickbait, de la pourriture complète du champ politique, essentiellement occupé par des populistes dont le principal programme politique consiste à garder le peuple dans sa marde (travail, consommation, automobile), avec comme arrière-plan la crise écologique et climatique qui nous effraie et dont le troisième lien constitue la marque de déni la plus spectaculaire.
Il reste juste une question.
Un doute persistant.
Est-ce qu’ils se croyaient ?
Allaient-ils vraiment faire ça ?
Ça n’a jamais rien coûté, aux animateurs radio de la ville, de faire la promotion du troisième lien. Encore une fois, ils ne sont pas imputables.
Mais les politiciens ?
Est-ce qu’il y avait la moindre possibilité que, laissant les choses débouler l’une après l’autre, que par un processus de fuite en avant, de stupeur devant l’inéluctable, dans l’un de ces exemples de psychologie sociale où tout le monde sait et personne ne parle, bref était-il possible qu’on finisse vraiment par engloutir dix milliards d’argent public dans un travail d'ingénierie inédit dans le monde, pour construire le plus long tunnel en Amérique du Nord, avec pour résultat concret d’aggraver l’étalement urbain et d’envoyer cinquante mille chars de plus sur une rive-nord déjà au bord de l’asphyxie ?
Est-ce que, chez les gens qui se disent aujourd’hui trahis, il y en a vraiment qui n’ont pas fait la distinction entre le spectacle politique et la réalité ?
Est-ce que Bernard Drainville pleurait pour de vrai ?
Ces questions ne sont pas anodines, puisqu’elles se posaient à nous aussi.
Puisque nous étions convaincus que cette chose ne verrait jamais le jour, que faisions-nous, à nous mobiliser contre lui ? Est-ce qu’on perdait notre temps à nous agiter dans la guerre culturelle des autres ?
La réponse à tout ça est que le troisième lien fut un idéologème, un contenant idéologique. Il n’était pas conçu pour véhiculer des voitures, mais des visions du monde ; et pendant que la droite politique et médiatique essayait de rassurer une population qu’elle a rendu prisonnière d’un mode de vie intenable économiquement et écologiquement, en lui disant que demain sera semblable à hier en dépit des alarmes scientifiques, la gauche en a profité pour signifier qu’il faut en changer au plus sacrant, et ça tout le monde le sait peu importe son degré d'acceptation, et qu’on ferait mieux de se prendre en main plutôt que de laisser le pouvoir aux patronneux du gaz et du béton.
Et nous avons réussi quelque chose.
Ce n’est pas à cause du troisième lien que la configuration idéologique de la ville a changé, mais ça s’est passé dans la décennie de son feuilleton. Le phénomène des radios-poubelles n’est plus circonscrit qu’à CHOI, alors qu’il y a huit ans, il y avait quatre stations dans ce créneau (bon, les radios parlées sont toutes encore bêtement réactionnaires, mais on peut pas tout avoir). À l’élection provinciale de 2018, la ville de Québec a envoyé deux députés solidaires à l’assemblée nationale, et pas n’importe lesquels. Aux municipales de 2021, 71% des élus venaient d’un parti favorable au tramway.
La dernière fois où je me suis retrouvé dans un meeting politique en faveur du transport collectif, quelque part au printemps 2022, j’ai été frappé de ceci : il y a désormais une conscience politique de gauche dans cette ville, capable de se nommer et de reconnaître ses repères et ses réseaux, et qui grandit. Une ville où on s’est mobilisé contre les visées expansionnistes du port de Québec, contre sa pollution industrielle et celle de l’incinérateur, ou encore pour préserver les terres agricoles des Soeurs de la Charité, ou pour l’accès au fleuve et au logement social, une ville où des citoyens réclament un centre social autogéré là où la municipalité veut vendre ses terrains au privé, une ville où il y aura un tramway et pas de tunnel autoroutier.
Ça augure mieux pour la suite du monde.